Introduction
La reconstruction du ligament croisé antérieur (LCA) est une intervention courante en chirurgie du genou, dont les résultats sont généralement satisfaisants. Néanmoins, le taux de récidive ou de laxité résiduelle peut encore inciter à optimiser la technique. Ces dernières années, un intérêt croissant s’est porté sur les techniques de renfort de greffe par suture (suture tape augmentation), qui consistent à ajouter une bande de suture synthétique en parallèle du greffon lors de la ligamentoplastie. L’objectif de ce renfort interne est d’agir comme une “ceinture de sécurité” biomécanique : il vise à protéger le nouveau ligament pendant sa cicatrisation, à améliorer la stabilité initiale et à permettre une rééducation plus précoce, tout en réduisant le risque de rupture itérative. Face à ces promesses, la question de son bénéfice réel se pose. Une étude récente publiée dans Arthroscopy (2024) s’est penchée sur la comparaison de la reconstruction du LCA avec ou sans renfort par suture, afin d’évaluer si cette technique améliore effectivement la guérison du greffon ou les résultats cliniques à moyen terme.
Méthodologie de l’étude
L’étude en question est une étude comparative rétrospective (niveau de preuve III) incluant des patients opérés d’une reconstruction du LCA. Tous ont bénéficié d’une ligamentoplastie anatomique double faisceau avec un greffon autologue d’ischio-jambiers. Parmi eux, un sous-groupe a reçu en complément un renfort par suture (type InternalBrace), tandis que l’autre groupe a eu une reconstruction standard sans renfort additionnel. Les auteurs ont apparié les patients des deux groupes par score de propension afin d’obtenir des cohortes comparables. Au total, 106 genoux ont été analysés, soit 53 par groupe, avec un suivi minimal de 2 ans.
Plusieurs critères d’évaluation ont été recueillis à 2 ans postopératoires. Sur le plan clinique, les résultats fonctionnels et la stabilité ont été mesurés à l’aide de scores et d’examens standardisés : score de Lysholm, score d’activité de Tegner, score IKDC (International Knee Documentation Committee), ainsi que la laxité antérieure résiduelle mesurée par arthromètre KT-1000. Les auteurs ont également noté les complications survenues, notamment les éventuelles re-ruptures du ligament reconstruit. Parallèlement, la guérison du greffon a été évaluée par IRM : des examens réalisés à 6 mois puis 1 an ont permis de mesurer l’intensité du signal du greffon (quotient signal-bruit, SNQ) sur différentes régions de celui-ci, afin d’apprécier la maturation ligamentaire comparée entre les deux groupes.
Résultats
Les résultats à 2 ans n’ont montré aucun avantage significatif du renfort par suture par rapport à la reconstruction sans renfort. Les deux groupes présentaient des scores fonctionnels élevés et comparables, une stabilité ligamentaire équivalente, et des signes IRM de maturation du greffon similaires. En détail :
- Score de Lysholm : 96,6 (sans renfort) vs 95,3 (avec renfort), P = 0,25
- Score IKDC : 90,4 vs 87,1, P = 0,15
- Score d’activité de Tegner : 4,8 vs 5,0, P = 0,49
- Laxité antérieure instrumentée (KT-1000) : ≈0,9 mm vs 0,7 mm de différence tiroir, P = 0,56
- Pourcentage de patients avec amélioration cliniquement significative (MCID) du score IKDC : 94,3 % vs 83,0 %, P = 0,12
- Ruptures du greffon (re-ruptures) : 1 cas (1,8 %) vs 2 cas (3,7 %) – différence non significative
- IRM (maturation du greffon) : aucune différence d’intensité de signal du greffon n’a été observée entre les deux groupes aux IRM de contrôle (6 mois, 1 an)
Aucune complication spécifique liée au dispositif de renfort n’a été rapportée. En somme, le constat principal est l’absence de différence statistiquement ou cliniquement pertinente entre la ligamentoplastie avec renfort par suture et la ligamentoplastie sans renfort, que ce soit sur les scores cliniques de genou, la stabilité objective ou la qualité de la guérison du greffon à l’IRM.
Implications cliniques
Du point de vue du chirurgien orthopédiste, ces résultats suggèrent que l’ajout d’un renfort interne par suture lors d’une reconstruction primaire du LCA n’améliore pas le pronostic à moyen terme. Malgré des bases biomécaniques prometteuses (greffon théoriquement protégé et plus rigide) et un engouement initial pour ces techniques de renforcement, le bénéfice clinique concret n’est pas démontré à 2 ans de recul. En pratique, cela signifie que, pour un patient moyen, la stabilisation apportée par le greffon seul une fois cicatrisé suffit à assurer la fonction du genou, et le “coup de pouce” procuré par la suture additionnelle ne se traduit pas par un mieux mesurable sur la fonction ou la guérison ligamentaire à ce stade . Le renfort par suture ne semble pas non plus réduire significativement le risque de re-rupture à court-moyen terme d’après cette étude.
En l’état actuel des connaissances, l’utilisation systématique d’une suture d’augmentation lors des ligamentoplasties du LCA peut donc être questionnée. Il convient de considérer le surcoût et la complexité technique additionnels face à l’absence de gain objectivé sur les résultats fonctionnels ou anatomiques à 2 ans. Cette étude apporte un éclairage important en montrant l’absence de bénéfice du renfort de greffe sur les paramètres cliniques et IRM à moyen terme, tempérant l’enthousiasme autour de cette innovation. En conclusion, si le renfort par suture du LCA demeure une option envisageable (notamment pour sécuriser la rééducation initiale), aucune amélioration des scores cliniques ni de la qualité de la greffe n’a pu être démontrée à 2 ans dans la cohorte étudiée. Ces données invitent à poursuivre les investigations, idéalement via des études prospectives randomisées à plus long terme, avant de recommander le renfort systématique du LCA dans la pratique courante.