La formation des internes en chirurgie orthopédique : état des lieux et perspectives

Résumé

La formation des chirurgiens orthopédistes est un enjeu crucial pour assurer la relève dans cette discipline hautement technique. Ces dernières années, de profonds changements ont affecté l’apprentissage des internes : réduction du temps de travail, évolution des techniques vers la chirurgie ambulatoire, recours accru à la simulation, sans oublier les attentes croissantes en matière de sécurité des patients. Cet article propose une revue large et critique de l’état actuel de la formation des internes en orthopédie-traumatologie. Après une introduction sur le contexte et les défis, nous présentons les données cliniques disponibles (organisation du cursus, statistiques et études récentes sur les résultats associés à la participation des internes). Des exemples cliniques concrets illustrent les situations de formation au bloc opératoire. Une discussion critique aborde les défis identifiés – diminution de l’exposition clinique, variations selon les sur-spécialités, balance entre autonomie et sécurité –, ainsi que les pistes d’amélioration telles que la simulation chirurgicale ou l’adaptation des méthodes pédagogiques. Enfin, nous concluons sur les implications pour la formation des internes et les perspectives pour les responsables d’enseignement en chirurgie orthopédique, en soulignant la nécessité d’un équilibre entre l’excellence des soins et l’apprentissage progressif des futurs chirurgiens.

Introduction

Former un chirurgien orthopédiste compétent requiert plusieurs années d’apprentissage intensif, combinant connaissances théoriques, habileté technique et jugement clinique. Historiquement fondée sur le compagnonnage au bloc opératoire et au lit du patient, la formation des internes en orthopédie-traumatologie a dû s’adapter aux évolutions de la médecine et de la société. En effet, les avancées technologiques et l’essor de la chirurgie mini-invasive ont entraîné un raccourcissement des durées d’hospitalisation et le développement de la chirurgie ambulatoire, réduisant d’autant les opportunités d’apprentissage traditionnel au contact prolongé des patients. Parallèlement, la réglementation européenne de 2015 limitant le temps de travail des internes à 48 heures par semaine a bouleversé l’organisation des gardes et des services de chirurgie. Théoriquement, un interne pourrait n’être présent que 3 jours par semaine dans son service en cumulant ses demi-journées légales et récupérations de garde. Cette diminution du temps passé à l’hôpital soulève des inquiétudes quant à la capacité des jeunes chirurgiens à accumuler suffisamment d’expérience pratique.

En France, la formation en chirurgie orthopédique s’effectue dans le cadre du Diplôme d’Études Spécialisées (DES) en Orthopédie-Traumatologie, d’une durée de 6 ans depuis la réforme de 2017. Chaque année, environ 130 nouveaux internes intègrent cette spécialité, totalisant ~800 internes en formation en orthopédie sur l’ensemble du territoire. La formation vise trois objectifs complémentaires : le savoir théorique, le savoir-faire pratique et le savoir-être (relation médecin-patient). Jadis, ces dimensions étaient transmises principalement par la pratique hospitalière et l’imitation des aînés. Aujourd’hui, face aux contraintes évoquées, de nouvelles méthodes pédagogiques émergent pour compléter le compagnonnage traditionnel : simulation sur modèles physiques ou virtuels, formation sur simulateur arthroscopique ou robotique, vidéos de chirurgies commentées, etc.. Les enseignants insistent toutefois sur la nécessité de former des chirurgiens qui soient d’abord des médecins capables de réflexion clinique, et pas seulement des « techniciens » du bloc opératoire.

Cet article fait le point sur l’état actuel de la formation des internes en chirurgie orthopédique, en rassemblant les données disponibles et les retours d’expérience récents. Nous examinerons notamment comment l’implication des internes en chirurgie impacte (ou non) les résultats cliniques pour les patients, quelles sont les lacunes identifiées dans le cursus actuel, et quelles innovations pédagogiques peuvent améliorer l’apprentissage. Des exemples concrets viendront illustrer la progression de la courbe d’apprentissage d’un interne en situation réelle. Enfin, nous discuterons des implications de ces constats pour les responsables de formation et pour les internes eux-mêmes, dans une perspective d’amélioration continue de la qualité de l’enseignement chirurgical.

Données cliniques

Organisation du cursus et exposition clinique

Le DES d’orthopédie-traumatologie en France s’étale sur 6 ans (4 ans d’internat + 2 ans d’assistanat depuis 2017). Durant cette période, l’interne doit effectuer 12 semestres de stage, principalement dans des services d’orthopédie de CHU sous la tutelle de chirurgiens seniors qualifiés. Une maquette de formation nationale impose des passages obligatoires par certaines sur-spécialités (rachis, membre supérieur, membre inférieur, pédiatrie, etc.) afin de garantir un socle de compétences généralistes. L’objectif est d’éviter qu’un interne ne devienne trop tôt un hyper-spécialiste d’une seule articulation, sans maîtrise des bases du métier. Néanmoins, l’interne peut orienter son parcours via des stages optionnels ou des formations spécialisées transversales (FST) s’il souhaite approfondir un domaine (par exemple la chirurgie de la main ou la colonne vertébrale). En fin de cursus, beaucoup choisissent d’effectuer un fellowship ou une formation complémentaire dans un centre expert, en France ou à l’étranger, surtout pour acquérir une sur-spécialisation pointue.

Malgré cette structuration, l’exposition opératoire réelle peut varier fortement selon les terrains de stage et les sous-spécialités. Par exemple, une enquête nationale de 2020 sur la formation en chirurgie du rachis a révélé que les internes y consacrent en moyenne seulement 3,6 semestres sur l’ensemble de leur internat (principalement en CHU), avec moins d’1 semestre en moyenne dans un service extra-CHU spécialisé. De plus, il existe des disparités entre filières : les internes en chirurgie orthopédique effectuent significativement plus de rotations en rachis que leurs collègues en neurochirurgie dans le cadre de la formation spinale. Ce type de données suggère que l’exposition pratique dans certains domaines (ici la chirurgie du dos) peut être limitée pour une partie des internes, ce qui soulève la question d’une possible hétérogénéité de formation. Par ailleurs, la féminisation reste inégale dans les spécialités chirurgicales : en orthopédie, à peine ~8 % des internes et jeunes chirurgiens sont des femmes, bien que ce taux tende à augmenter chez les nouvelles générations. Ce constat sociologique peut influencer la dynamique de formation (mentorat, modèles de rôle, etc.), même s’il ne s’agit pas d’une donnée « clinique » à proprement parler.

Un autre indicateur important est la diminution du volume opératoire par interne en raison de la réduction du temps de travail et de la concurrence avec d’autres innovations. Les responsables pédagogiques notent que la loi des 48h, combinée à la réduction des durées d’hospitalisation, fait que les internes voient et pratiquent moins d’actes qu’auparavant. Bien qu’il soit difficile de chiffrer précisément le nombre d’interventions réalisées par un interne durant son cursus (les chiffres varient selon les stages), il est clair que l’expérience “au bloc” doit être optimisée sur un temps plus court qu’il y a 20 ans. À titre d’exemple, l’application stricte du temps de travail pourrait limiter un interne à 6 demi-journées de présence par semaine dans le service, ce qui impose de sélectionner finement les moments où il sera au bloc opératoire pour en tirer le maximum d’apprentissage.

Enfin, un phénomène récent qui peut impacter la formation est la répartition public/privé des jeunes chirurgiens après leur diplôme. Aujourd’hui 75 % des chirurgiens orthopédistes formés s’installent en pratique libérale, contre seulement 25 % restant dans le public (et à peine 5 % dans les CHU universitaires). Ce déséquilibre entraîne un taux de postes vacants de 41 % dans les hôpitaux publics, partiellement comblé par le recours à des praticiens étrangers, et menace la capacité de formation des CHU à moyen terme. En effet, moins de jeunes seniors restent comme chefs de clinique ou praticiens hospitaliers formateurs, ce qui peut créer un cercle vicieux où il y a moins d’encadrants pour superviser les internes. Cette donnée illustre que la formation des internes est indissociable de l’organisation du système de soins : attirer et retenir des formateurs dans le public devient un enjeu stratégique pour maintenir un haut niveau d’enseignement clinique.

Implication des internes et sécurité des patients : que disent les études ?

Un aspect fondamental de la formation chirurgicale est la participation graduelle de l’interne aux interventions, sous supervision, jusqu’à pouvoir opérer en autonomie. Une question légitime est de savoir si la présence d’un interne opérateur influence les résultats pour les patients (durée opératoire, complications, réussite des gestes). Ce sujet a fait l’objet de plusieurs études ces dernières années, apportant des données rassurantes pour la plupart.

D’après une vaste analyse rétrospective américaine portant sur plus de 30 000 interventions orthopédiques issues de la base NSQIP, la participation d’un résident en cours d’opération n’a pas aggravé les résultats, bien au contraire : les cas avec interne ont présenté des taux de complications post-opératoires et de mortalité légèrement inférieurs aux cas réalisés par les seuls chirurgiens seniors. Plus précisément, la présence d’un interne était associée à une réduction significative des complications globales (Odds ratio ~0,72) et du risque de décès à 30 jours (OR ~0,64) par rapport à des interventions semblables sans interne. Aucune différence significative n’a été observée sur les infections du site opératoire, les réadmissions ou les reprises chirurgicales dans cette cohorte. Bien sûr, ces chiffres bruts doivent être interprétés avec prudence – les cas confiés aux internes étant souvent sélectionnés sur des patients plus jeunes ou des interventions jugées de difficulté adaptée, ce qui peut biaiser les comparaisons. Néanmoins, ils indiquent qu’avec une bonne supervision, la participation active des internes n’est pas délétère pour les patients, et peut même s’intégrer dans un cercle vertueux d’amélioration de la qualité (deux paires d’yeux au bloc, préparation plus méticuleuse, etc.).

De même, une méta-analyse internationale rassemblant 182 études comparatives (plus de 141 000 patients au total) a conclu que la chirurgie réalisée par des résidents est globalement sûre. Dans cette méta-analyse, les interventions menées par des résidents duraient en moyenne 10 minutes de plus que celles effectuées par des chirurgiens seniors, et présentaient une légère augmentation de certains petits imprévus peropératoires ou complications mineures (classées Clavien 1 ou 3a). Cependant, les chirurgies par les résidents n’augmentaient pas les complications graves, et même, paradoxalement, réduisaient significativement la mortalité opératoire (Risque relatif ~0,83) par rapport à celles des seniors. Les auteurs notent que les internes opèrent souvent des patients à moindre risque, ce qui peut expliquer cette mortalité plus faible. Quoi qu’il en soit, la conclusion est claire : impliquer les internes ne compromet pas la sécurité des patients, à condition d’une sélection adaptée des cas et d’une supervision responsable. D’autres travaux focalisés sur des sous-domaines spécifiques de l’orthopédie aboutissent à des conclusions similaires. Par exemple, en arthroplastie (prothèses articulaires), en chirurgie du sport (arthroscopie) ou en traumatologie, plusieurs études utilisant les données du programme NSQIP n’ont trouvé aucune différence significative de taux de complications entre les opérations avec résidents et sans résident. La seule différence constante rapportée est un allongement modéré du temps opératoire en présence d’un résident, de l’ordre de +5 à +20 minutes selon les procédures. Ce surcroit de temps est généralement considéré comme le « coût » pédagogique de la formation au bloc : un temps d’apprentissage nécessaire, sans conséquence clinique néfaste.

Il convient de mentionner que quelques études isolées ont parfois rapporté des augmentations de complications dans des contextes particuliers (par exemple certaines séries en chirurgie orthopédique lourde où la présence d’un résident était associée à plus de complications médicales mineures). Cependant, ces résultats sont minoritaires et souvent expliqués par des biais de recrutement des cas. Globalement, la littérature actuelle appuie le fait que la formation chirurgicale, lorsqu’elle est bien encadrée, ne se fait pas au détriment des patients. Au contraire, elle est un investissement sur la qualité future des soins. Une étude récente illustrant cela a porté sur les fractures de cheville traitées chirurgicalement : elle a comparé les résultats de patients opérés exclusivement par des internes en fin de cursus, sans supervision directe (sous la seule responsabilité du chef de clinique de garde), avec les résultats de patients opérés par des chirurgiens seniors spécialisés en traumatologie. Les résultats ont été comparables dans les deux groupes, sans différence significative de taux de complications ou de reprises chirurgicales, la seule différence étant un temps opératoire significativement plus long dans le groupe opéré par les internes. Ce genre d’exemple concret suggère qu’en fin d’internat, un résident bien formé est capable de réaliser des interventions courantes avec la même efficacité qu’un praticien confirmé – ce qui est précisément le but recherché de la formation. Naturellement, cela ne dispense pas d’une supervision disponible en cas de besoin, mais cela confirme l’importance de donner progressivement de l’autonomie aux internes sur des actes adaptés à leur niveau.

Exemple clinique : Un interne de 5<sup>e</sup> année réalise sa première prothèse totale de hanche en autonomie supervisée. Après avoir assisté à de nombreuses arthroplasties et accompli des gestes partiels (pose de vis, fermeture de plaie) durant les années précédentes, il est désormais temps pour lui de conduire l’intervention de bout en bout, sous l’œil vigilant du chef de clinique. La patiente, 68 ans, souffre d’une coxarthrose invalidante. L’interne a planifié l’opération et répété mentalement chaque étape. Au bloc, il effectue l’incision et la dissection d’approche avec précaution. Certaines étapes délicates, comme le fraisage du cotyle, sont un peu plus longues qu’avec un chirurgien chevronné, mais l’interne évite les erreurs grâce aux conseils prodigués en temps réel par son superviseur. L’implantation des composants se déroule sans incident et la prothèse est stable et bien orientée à la radioscopie de contrôle. Au total, l’opération a duré 1h45 au lieu de 1h20 avec le senior, mais elle s’est déroulée sans complication. La patiente aura une récupération satisfaisante. Commentaire : ce cas illustre la plus-value de la formation progressive : le temps opératoire légèrement allongé constitue un passage obligé pour qu’un jeune chirurgien acquière son autonomie. Grâce à l’encadrement, la patiente a bénéficié d’une prise en charge tout aussi sécurisée, et l’interne a franchi une étape cruciale de son apprentissage.

Discussion critique

Les données ci-dessus dressent un tableau contrasté de la formation des internes en orthopédie, avec des points forts et des défis à relever. D’un côté, la structuration du cursus et les études sur la sécurité sont rassurantes : les internes actuels bénéficient d’un cadre de formation formalisé, d’innovations pédagogiques (simulation, FST, etc.), et leur implication au bloc opératoire se fait globalement sans compromis pour les patients, voire avec des effets positifs. De l’autre, les changements du contexte hospitalier imposent de repenser la façon dont on forme ces futurs chirurgiens.

Moindre exposition, mais exigences accrues : L’un des constats majeurs est que les internes réalisent moins d’actes qu’autrefois, en raison de la diminution du temps de présence et de l’optimisation des parcours patients (patients hospitalisés moins longtemps, chirurgie en ambulatoire). Moins de « volume » de cas pratiques pourrait théoriquement signifier moins d’expérience. Cette problématique n’est pas propre à l’orthopédie : toutes les disciplines chirurgicales font face à cette tension entre réduction du temps de travail (nécessaire pour le bien-être des jeunes médecins) et maintien d’une courbe d’apprentissage suffisante. Pour y remédier, il devient indispensable d’exploiter chaque opportunité de formation de manière optimale. Cela implique par exemple de maximiser le rôle actif de l’interne lors des interventions auxquelles il assiste : plutôt que d’être simple aide opératoire, il doit se voir confier progressivement des étapes clés de la chirurgie, adaptées à son niveau. Le principe de l’autonomie graduellegraded responsibility ») doit s’appliquer : observation, puis assistance active, puis réalisation partielle, et enfin conduite complète de l’opération en fin de cursus. Cette approche, combinée à un feedback régulier du superviseur, a fait ses preuves pour garantir que l’interne acquiert les compétences dans des conditions sécurisées.

Nouvelles méthodes pédagogiques : La simulation chirurgicale apparaît comme un allié incontournable pour compenser la baisse de l’exposition in vivo. En Orthopédie, des simulateurs existent pour l’arthroscopie (épaules, genoux) ou la pose de visée pédiculaire en rachis, etc. Une revue systématique publiée en 2024 a montré que la simulation en arthroscopie de l’épaule pouvait améliorer la précision et la rapidité des gestes des résidents, avec une meilleure efficacité des mouvements après entraînement virtuel. De même, la réalité virtuelle et les modèles 3D offrent un terrain d’entraînement sans risque pour le patient, permettant aux internes de se tromper, d’apprendre de leurs erreurs et de répéter des procédures complexes avant de les réaliser sur un vrai cas. L’intégration d’un curriculum de simulation au sein du DES d’orthopédie est d’ailleurs en cours dans plusieurs régions, avec des ateliers pratiques obligatoires en laboratoire d’anatomie ou sur simulateur. Bien que la simulation ne remplace pas l’expérience du bloc réel (la gestion du stress, du saignement, de l’imprévu en direct reste irremplaçable), elle fournit un complément précieux. Un défi demeure : ces outils ont un coût et nécessitent du temps dédié hors du service. Il faut donc convaincre les tutelles hospitalières de libérer des plages de formation simulée pour les internes – ce qui, dans le contexte de la pression sur les effectifs, n’est pas toujours aisé. Néanmoins, l’investissement semble justifié à la lumière des bénéfices attendus en termes de compétence et de sécurité.

Encadrement et culture de sécurité : Un élément ressort de la littérature : c’est la qualité de la supervision qui fait la qualité de la formation, bien plus que la seule quantité d’actes effectués. Les études soulignant l’absence d’impact négatif des internes sur les complications traduisent en filigrane l’importance de l’encadrement : un interne bien supervisé fera aussi bien qu’un sénior. La présence d’un encadrant expérimenté permet de prévenir les erreurs graves, d’intervenir en cas de difficulté et d’assurer un filet de sécurité. D’où l’importance de maintenir un ratio adéquat de formateurs pour les internes. C’est ici qu’entre en jeu la problématique du brain drain vers le privé : si trop de jeunes diplômés quittent l’hôpital public sans passer par la case « enseignement » (CCA/AHU), on risque une pénurie de formateurs disponibles. Les pouvoirs publics et les institutions universitaires devront envisager des incentives pour encourager les chirurgiens orthopédistes à s’investir dans la formation (valorisation de la carrière hospitalo-universitaire, meilleure rémunération des astreintes de formation, etc.). Par ailleurs, l’évaluation régulière des compétences techniques de l’interne tout au long de son cursus est un axe à développer. Certains proposent d’instaurer des épreuves pratiques ou des simulations obligatoires à différents paliers de l’internat pour vérifier que les acquis sont au rendez-vous. Une telle culture de l’évaluation en continu, bienveillante et formative, aiderait à identifier les éventuelles lacunes et à y remédier avant la fin du cursus.

Variabilité entre sur-spécialités : L’exemple de la formation en chirurgie du rachis évoqué plus haut met en lumière le risque d’hétérogénéité dans l’expérience acquise. Un interne qui, par choix ou par opportunité, aurait pu éviter certaines sur-spécialités, pourrait se retrouver moins à l’aise s’il est confronté plus tard à un cas relevant de ce domaine. Par exemple, un interne ayant très peu roté en chirurgie de la colonne pourrait manquer d’aisance pour évaluer un mal de dos ou adresser un patient au bon spécialiste une fois installé. La réforme du DES avec suppression du stage obligatoire en chirurgie générale a accru la spécialisation d’emblée, ce qui est bénéfique pour acquérir de l’expertise, mais impose en contrepartie de veiller à ce que le tronc commun de compétences de tout chirurgien orthopédiste soit bien maîtrisé. Les responsables du Collège d’enseignement insistent d’ailleurs sur ce point : le chirurgien orthopédique ne doit pas devenir un « super-technicien » d’une seule articulation, il doit conserver une vision globale de l’appareil locomoteur. Cela nécessite possiblement de faire évoluer les maquettes pour garantir un nombre minimal d’actes ou de stages dans chaque discipline fondamentale (hanche/genou, rachis, extrémité céphalique, membre supérieur, pédiatrie, polytrauma…). Un équilibre délicat entre hyperfocalisation et polyvalence doit être trouvé.

Adaptation aux nouvelles technologies : La pratique orthopédique évolue avec l’introduction de la chirurgie assistée par ordinateur, de la robotique, et de l’impression 3D pour les guides de coupe ou implants personnalisés. Ces avancées posent une question : comment former les internes à des technologies dont leurs formateurs eux-mêmes ne sont pas toujours familiers ? Le cas de la chirurgie robotique est emblématique. Fort heureusement, la jeune génération de chirurgiens, « nourrie aux jeux vidéo » comme le dit avec malice un auteur, s’approprie vite ces outils. Cependant, le risque est de voir l’écart se creuser entre les centres équipés et ceux qui ne le sont pas. Un interne ayant fait la majorité de ses stages dans des hôpitaux sans robot chirurgical, par exemple, pourrait se sentir en retard s’il postule dans un établissement où la robotique est la norme en arthroplastie du genou. Les instances de formation devront intégrer, autant que possible, une exposition aux techniques innovantes dans le cursus : via des stages inter-CHU, des démo lors de congrès, ou des ateliers sur simulateur robotique. Former un chirurgien orthopédiste en 2025 ne peut faire l’économie de l’enseignement de la navigation numérique, de la planification assistée par ordinateur, et de l’utilisation des données de la littérature pour une pratique fondée sur les preuves.

Relation avec les patients et aspects non techniques : Un dernier point mérite d’être discuté : la formation aux compétences non techniques (communication, décision partagée, éthique) dans un contexte où le patient est de plus en plus informé et exigeant. Les patients aujourd’hui sont généralement conscients que leur opération peut être réalisée dans un CHU universitaire où des internes participent. Des enquêtes sur l’attitude des patients vis-à-vis de la participation des résidents montrent que beaucoup y sont favorables du moment que l’information est délivrée et que la supervision est assurée. Il appartient donc aux formateurs d’inclure les internes dans la relation médecin-patient, dès la consultation, afin qu’ils apprennent à expliquer leur rôle et à rassurer. Du côté des internes, il est crucial qu’ils développent leur savoir-être : empathie, écoute, gestion du stress et travail en équipe. La formation pratique au bloc ne doit pas occulter ces dimensions humaines, d’autant qu’en orthopédie, la relation de confiance avec le patient (souvent chronique, douleurs articulaires) conditionne la réussite à long terme autant que le geste technique.

En synthèse, la formation des internes en chirurgie orthopédique se trouve à un tournant. Les constats critiques (diminution du temps d’exposition, variabilité de formation, évolution des technologies) appellent des réponses actives de la part de la communauté enseignante. Cependant, les atouts sont là : une génération d’internes motivés et adaptables, des données rassurantes sur leur impact en chirurgie, et une prise de conscience générale de l’importance d’innover dans la pédagogie chirurgicale.

Implications pour la formation des internes

À la lumière de cette analyse, quelles sont les implications concrètes pour améliorer la formation des internes en orthopédie ?

1. Renforcer le compagnonnage structuré : Les encadrants doivent organiser une progression opératoire claire pour chaque interne, avec des objectifs par année de formation. Par exemple, en 1ère année, assister et connaître les instruments ; en 2<sup>e</sup> année, réaliser les fermetures et quelques vis sous supervision ; en 3e année, gérer un cas simple (p.ex. une fracture facile) sous contrôle étroit, etc. Ce compagnonnage structuré, déjà en place dans certains services, doit être généralisé. Il conviendrait aussi d’assurer un tutorat individualisé : chaque interne bénéficiant d’un référent pédagogique qui suit ses progrès, discute de ses difficultés, et l’aide à planifier des stages en fonction de ses besoins (par exemple, conseiller un stage de rachis s’il en a peu eu).

2. Intégrer la simulation et l’évaluation régulière : Comme souligné, la simulation doit devenir un complément obligatoire et non plus seulement facultatif. Il serait bénéfique d’instaurer, pourquoi pas, un carnet de simulation où l’interne valide certaines compétences en laboratoire (pose d’une prothèse sur os factice, réalisation d’une suture de tendon sur mannequin, etc.). De plus, des évaluations périodiques type OSCE ou ateliers pratiques évalués pourraient baliser le cursus. Par exemple, une épreuve de techniques de base en fin de 2<sup>e</sup> année, puis une épreuve de gestion d’un polytraumatisé simulé en fin de 4<sup>e</sup> année, etc. L’objectif n’est pas de « sanctionner » mais d’identifier les domaines où l’interne a besoin de formation additionnelle, afin d’y remédier avant la fin d’internat. Cette culture de l’amélioration continue est empruntée au modèle anglo-saxon des competency-based training et pourrait utilement être adaptée.

3. Valoriser le rôle de formateur et la pédagogie : Les responsables de formation et les hôpitaux universitaires doivent plaider pour des mesures incitatives afin que la formation soit au cœur de l’activité des services. Cela peut passer par l’augmentation du nombre de postes de chefs de clinique, la création de statuts mixtes permettant à des praticiens libéraux d’intervenir dans la formation publique (par des vacations au bloc d’enseignement par exemple), ou la reconnaissance dans la carrière hospitalière du temps passé à encadrer. Former fait partie intégrante du métier de chirurgien académique, mais il faut le soutenir institutionnellement. Des séminaires de pédagogie chirurgicale pourraient également être proposés aux seniors pour les aider à transmettre efficacement leur savoir (communication, délégation progressive, etc.). De plus, l’implication des internes dans l’évaluation de leur formation (via des feedbacks anonymes sur les stages, comme cela se fait de plus en plus) permettra d’orienter les améliorations à apporter dans chaque centre.

4. Maintenir l’équilibre entre sécurité et apprentissage : En dernier lieu, il faut garder en tête que la finalité est double : assurer la sécurité immédiate des patients et former les chirurgiens de demain. Les données rassurantes ne doivent pas conduire à la complaisance. Chaque service doit continuer à affiner ses protocoles pour encadrer les actes réalisés par les internes. Par exemple, définir clairement quels types d’interventions un interne peut réaliser sans supervision immédiate, et lesquelles requièrent impérativement la présence scrubbed du senior. Cette gradation existe généralement de manière informelle, mais une formalisation (protocoles écrits de délégation) pourrait sécuriser encore davantage le processus, notamment vis-à-vis des patients. En parallèle, la transparence avec les patients sur le rôle des internes dans leur prise en charge fait partie intégrante de cette sécurité : un patient informé et confiant sera plus à même d’accepter la participation d’un interne, ce qui est bénéfique à tous.

En somme, les implications pour la formation orthopédique se résument en trois maîtres-mots : adapter, innover et évaluer. Adapter la formation aux contraintes modernes sans renier les principes éprouvés du compagnonnage. Innover en intégrant les nouvelles technologies pédagogiques et en repensant l’organisation des stages. Évaluer en continu pour garantir que chaque interne acquiert le niveau de compétence requis en fin de cursus. C’est à ce prix que la spécialité pourra continuer à produire des chirurgiens orthopédistes hautement qualifiés, capables de répondre aux besoins des patients avec expertise technique et humanisme.

Conclusion

La formation des internes en chirurgie orthopédique est un défi stratégique pour l’avenir de la discipline. Cette revue a mis en évidence que malgré un contexte en mutation rapide – diminution du temps hospitalier, complexification des techniques, exigences accrues de qualité – il est possible de former efficacement et en sécurité les nouvelles générations de chirurgiens. Les données récentes soulignent que l’implication des internes au bloc opératoire, loin d’être un facteur de risque pour les patients, s’inscrit dans une démarche positive si elle est bien encadrée, avec un impact nul ou favorable sur les issues cliniques. Toutefois, le succès de la formation ne se mesure pas qu’en taux de complications évitées : il se juge aussi à la capacité du jeune chirurgien diplômé à agir en professionnel autonome, compétent et sûr de lui dès sa sortie de l’internat. À cet égard, des axes d’amélioration existent : enrichir la formation par la simulation et d’autres méthodes modernes, garantir une exposition suffisante à l’ensemble des domaines de l’orthopédie, et préserver une culture de transmission en valorisant le rôle des formateurs.

Pour les enseignants orthopédistes, le mot d’ordre est de trouver l’équilibre entre tradition et innovation. La tradition du compagnonnage et de l’expérience pratique reste la pierre angulaire de l’apprentissage chirurgical, mais elle doit s’accommoder de nouvelles contraintes et s’appuyer sur de nouveaux outils pédagogiques. Pour les internes, le message est encourageant : ils peuvent légitimement revendiquer une place active dans les interventions, et les preuves montrent qu’ils peuvent acquérir une excellente compétence sans nuire aux patients, à condition de faire preuve d’humilité, de sérieux et de motivation dans cet apprentissage. Finalement, c’est bien en conjuguant l’ardeur des apprenants et la sagesse des enseignants que la chirurgie orthopédique continuera de progresser, en formant des praticiens à la hauteur des avancées technologiques et des attentes sociétales. La formation n’est pas un coût, c’est un investissement sur la qualité des soins de demain – un investissement qui mérite toute notre attention et nos efforts constants.

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